L’Église orthodoxe : entre équation géopolitique et concile

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By Rev. Nicolas Kazarian

L’Église orthodoxe est une réalité géopolitique complexe qui ne constitue pas un bloc parfaitement homogène. Bien au contraire, la montée en puissance des irrédentismes tout au long du 19e siècle a créé les conditions d'une fragmentation territoriale qui s'est prolongée tout au long du 20e siècle. Une série d’événements historiques ont donc contribué au rétrécissement territorial des communautés orthodoxes, conduisant ses populations locales à chercher refuge en Occident et redessinant en conséquence la carte de l’orthodoxie mondiale. Ces événements comprenaient entre autres : la Révolution russe (1917), l’échange des populations entre la Grèce et la Turquie (1923), le massacre des Oustachis (1942-1944), l’expansion du communisme dans les Balkans (1945), les tensions au Proche-Orient (à partir de 1948), l’invasion et la division de Chypre (1974), la guerre civile libanaise (1975), les conflits dans les Balkans (1991-2000), la chute de l’Union soviétique (1991), l’intervention en Iraq (2003), l’indépendance du Kosovo (2008), la guerre russo-géorgienne (2008), le printemps arabe (2010), la crise syrienne (2011) et plus récemment le conflit en Ukraine (2013).

Paradoxalement, les populations orthodoxes à travers le monde n'ont cessé de croître. Selon Antoine Arjakovsky, directeur de recherche au Collège des Bernardins : « La population orthodoxe a doublé au cours du 20e siècle [...] de 124 923 000 à 274 447 000 croyants en 2010 »[1]. La convergence de ces deux phénomènes – fragmentation territoriale et croissance de la population – est le point de départ d'un réinvestissement de l'influence orthodoxe dans les relations internationales, de même qu'un profond changement stratégique affectant la communion (fédération) des quatorze Églises orthodoxes locales.

Au 21e siècle, l'orthodoxie s'est imposée comme un acteur de premier plan dans les relations internationales et comme un vecteur géopolitique du déploiement du fait religieux dans les alliances interétatiques. Dans le contexte qui suit immédiatement la guerre froide et les attentats du 11 septembre 2001 à New York, les Églises orthodoxes ont été capables de mettre en place des stratégies propres à chacune des Églises autocéphales (indépendantes) orthodoxes. Ces stratégies, souvent défensives, sont largement liées au processus de fusion ethno-religieuse qui continue à alimenter le nationalisme des pays du sud-est de l'Europe ou encore de la Russie. Les Églises orthodoxes doivent faire avec leur propre agenda, en plus de leur intégration dans la diplomatie des États comme un levier de leur « soft power ». En revanche, leurs centres de gravité sont en train de se déplacer hors de leurs frontières traditionnelles, créant de nouvelles conditions géopolitiques, de nouvelles alliances à l'heure de la montée en puissance de la sécularisation, mais aussi de nouvelles tensions inter-ecclésiales.

Ainsi, la manifestation de l'unité orthodoxe risque d'être mise en danger par l'équation géopolitique contemporaine affectant les relations entre foi et politique. L'orthodoxie a répondu à ces nouvelles conditions en développant des approches qui mettent l'accent sur le dialogue entre orthodoxie et identité et portant sur les effets des mutations territoriales dans leur stratégie de conservation de l'autorité spirituelle de leurs communautés de la diaspora et de leur rôle dans le contexte de conflits armés auquel elles peuvent être associées.

L’Église orthodoxe est donc une réalité géopolitique en soi qui influence puissamment la préparation de son saint et grand concile. Ce dernier devrait se réunir en juin 2016. Du 21 au 28 janvier 2015, les primats des Églises orthodoxes se retrouveront au Centre orthodoxe du Patriarcat oecuménique à Chambésy (Suisse) pour décider de la convocation d'un « Vatican II orthodoxe ». Cette tentative de manifester l'unité de l'orthodoxie plonge ses racines dans les premières décennies du 20e siècle. La longue préparation conciliaire a été notamment le fait d'un double enjeu  : le nationalisme et le fondamentalisme.

Le nationalisme dans l’Église orthodoxe est le fruit d'un processus de fusion ethno-religieuse débutée au cours du 19e siècle ottoman. L'orthodoxie, comme symbole identitaire d'une communauté minoritaire, est devenue le fondement du nationalisme moderne de nombre de pays dans les Balkans, couplé à des projets séparatistes qui ont redécoupé la carte politique du Sud-est européen. Le processus de nation-building est donc lié à un phénomène de church-building permettant l'actualisation des revendications séparatistes au travers des autocéphalies accordées aux Églises de Grèce (1833), de Serbie (1832), de l'Exarchat de Bulgarie (1870), de Roumanie (1885), etc. La fusion des identités ethniques et religieuses a créé les conditions de l'émergence d'Églises nationales en opposition aux principes territoriaux qui organisent canoniquement les limites juridictionnelles des Églises locales orthodoxes. Non content de définir l'appartenance religieuse à partir des origines ethniques, les Églises orthodoxes ont organisé des communautés parallèles suivant les dynamiques migratoires de leurs populations dans le contexte de la diaspora. Ce processus de fusion, appelé aussi ethnophylétisme, a été condamné officiellement en 1872 au cours d'un concile à Constantinople. Nonobstant sa condamnation, le paradigme ethno-national reste profondément ancré dans la vie et le fonctionnement de l’Église orthodoxe. Il s'exprime avant tout par l'assujettissement des autorités ecclésiales au pouvoir politique, malgré une certaine remise en question en raison de la sécularisation et de la crise économique qui a diminué drastiquement la capacité de participation financière des États à la vie de ces Églises.

S'agissant du fondamentalisme, ses formes dans l'orthodoxie ont été parfaitement identifiées par George Demacopoulos, de l'université de Fordham[2]. Elles en reviennent à créer les conditions d'un isolement des univers théologiques, mais elles remettent aussi en question la légitimité de son establishment comme ayant failli à la transmission de sa tradition spirituelle. Pour Demacopoulos : « By repurposing the tradition as a political weapon, the ideologue deceives those who are not inclined to question the credibility of their religious leaders. » Le poids des partisans les plus conservateurs pèse par conséquent sur les travaux préconciliaires au point d'en affaiblir le message, voire d'en remettre en question la convocation par l'utilisation de leur pouvoir de véto. Le fondamentalisme orthodoxe, souvent utilisé comme levier politique, a créé les conditions de l'émergence de nouvelles alliances qui fragilisent la manifestation de l'unité des Églises orthodoxes. Il est d'ailleurs à craindre que leur influence ne se transforme en « implosion » civilisationnelle menant aux effets rencontrés lors de Vatican II : la constitution d'un schisme.

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La réunion du mois de janvier sera-t-elle la dernière chance pour l’Église orthodoxe de garantir son unité en la manifestant par un Concile ? Les différents agendas politiques, de même que la montée en puissance des communautés orthodoxes de la diaspora agissent comme de puissants phénomènes de régulation des relations interorthodoxes. Ces phénomènes, cependant, ne semblent pas être suffisants pour empêcher les forces centrifuges de l'affecter... Le conflit en Ukraine et la crise en Syrie, à eux seuls, cristallisent les principaux enjeux géopolitiques auxquels doit faire face l’Église orthodoxe en ce début de 3e millénaire. D'autres questions géopolitiques restent en suspens jusqu'à ce jour et peuvent être listées comme suivantes :

  • La reconnaissance officielle d'un statut juridique au Patriarcat oecuménique de Constantinople par l'administration turque, ainsi que la réouverture du Séminaire théologique de Halki ;
  • La protection des chrétiens d'Orient ;
  • La compatibilité de l’Église orthodoxe russe avec l'Occident ;
  • La période de transition en Roumanie et en Bulgarie, passant du communisme à l'Union européenne ;
  • Le processus européen de la Serbie et le traitement de l'orthodoxie au Kosovo ;
  • La place de l’Église orthodoxe en Grèce à l'heure de la crise économique et migratoire ;
  • La persistance de la division territoriale de Chypre ;
  • La rupture de communion entre les Patriarcats d'Antioche et de Jérusalem s'agissant de la juridiction canonique du Qatar.

Cette liste n'est certainement pas exhaustive, mais elle met en lumière la fragilité de l’Église orthodoxe à se définir dans son unité organique en tant que communion d'Églises et non en tant que fédération. Les aspects géopolitiques que je viens de traiter rapidement et les mutations de nature stratégique créent les conditions d'un renforcement des tensions bipolaires proches de celles qui étaient présentes au cours de la guerre froide.

Au 20e siècle, toutefois, l’Église orthodoxe a démontré une formidable plasticité à l'égard du politique, allant de la religion d’État à l'oppression athée. Le changement des paradigmes politiques est un processus long et complexe qui continue à peser sur la mosaïque orthodoxe dans laquelle fusionne la foi, l'identité, le territoire et le politique. À cet égard, son retour dans l'Histoire, qu'initierait la convocation du concile panorthodoxe, découlerait très certainement de sa capacité à sortir du politique et de s'en libérer.

 


[1]           Arjakovsky, A., Qu’est-ce que l’orthodoxie, Gallimard, Paris, 2013, p.63.

[2]           . https://blogs.goarch.org/blog/-/blogs/orthodox-fundamentalism (Dernière consultation le 19 janvier 2016)