L’état des relations interorthodoxes dans le monde

11 mars 2016 [1]

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Son Éminence, le Métropolite Emmanuel, de France

Avant de rentrer dans le vif de mon sujet d’aujourd’hui, permettez-moi de vous présenter les plus sincères salutations et prières de Sa Sainteté le Patriarche œcuménique Bartholomée qui se souvient non sans émotion de sa dernière visite en Russie en 2013 à l’occasion du 1025e anniversaire du baptême du Prince Vladimir de Kiev. J’avais alors eu la chance d’accompagner notre Patriarche sur les pas de cette orthodoxie venue de Byzance et qui avait trouvé dans les peuples slaves, non seulement des croyants, mais aussi des héritiers fidèles de ce christianisme d’Orient, dont ils devaient devenir les protecteurs.

Mais en cette période de semaine des laitages, je crois que vous dîtes maslenitsa (Ма́сленица), j’aimerais vous rappeler la fable théologique qu’a écrite l’immense auteur russe Fiodor Dostoïevski dans son roman Les frères Karamazov, « le grand inquisiteur ». Vous connaissez certainement mieux que moi ce récit, mais j’ose vous en remémorer les terribles mots qui en forment la chute : « Ce que je Te dis se réalisera et notre empire s’élèvera. Je Te le répète, demain Tu verras, sur un signe de moi, ce troupeau obéissant apporter des charbons brûlants au bûcher sur lequel je Te ferai périr parce que Tu es venu nous déranger. Si en effet quelqu’un a mérité plus que personne notre bûcher, c’est Toi. Demain je Te brûlerai. Dixi. »

Celui que l’inquisiteur s’apprête à brûler, c’est le Christ. Le cynisme d’Ivan s’abat sur l’optimiste Aliocha comme un couperet. Dans cette séquence, le bonheur s’oppose à la liberté, la certitude à la vérité, la vérité au Christ lui-même. Le même auteur ne dit-il pas ailleurs : « Si l’on me prouvait que le Christ est hors de la vérité et qu’il fût réel que la vérité soit hors du Christ, je voudrais plutôt rester avec le Christ qu’avec la vérité. » Une dialectique identique avait été utilisée, en 1957, par l’auteur français Albert Camus, appelé à choisir entre la justice et sa mère au moment de la guerre d’Algérie. Ce dernier choisissait sa mère. Cette décision lui a valu l’animosité, pour ne pas dire l’inimitié parfaitement compréhensible, d’un Jean-Paul Sartre pour qui l’autre était le synonyme de l’enfer. Or il ressort de ce que je viens de dire que les personnes valent toujours mieux que les mots et les concepts. C’est la raison pour laquelle l’orthodoxie est incompatible avec une idéologie. Elle ne peut d’ailleurs pas non plus en devenir une, car elle puise son identité dans la personne du Christ.

Ces propos liminaires m’amènent par conséquent à aborder le cœur de la réflexion à laquelle les organisateurs de cette conférence m’ont invité. Je tiens d’ailleurs à remercier tout particulièrement son Éminence, le Métropolite Hilarion de Volokolamsk, directeur de votre vénérable institution, d’avoir pris l’initiative de me convier aujourd’hui. Je voudrais aussi témoigner de ma parfaite reconnaissance à l’égard du Patriarche Kirill de Moscou et de toute la Russie d’avoir accepté que je vous présente en ce jour les quelques pistes de réflexion qui sont les miennes à propos de l’état des relations interorthodoxes dans le monde, à l’aube de la réunion du Saint et Grand Concile de l’Église orthodoxe qui se tiendra en juin prochain, sur une île qui m’est chère, la Crète.

Il est sans doute peu aisé de couvrir dans un temps limité tous les aspects qu’il conviendrait d’aborder. Je m’excuse par avance des lacunes que les jeunes chercheurs et spécialistes de l’Église orthodoxe que vous êtes pourraient souligner. Je suis certain que nous aurons le temps au cours de la discussion de combler ces vides. Il faut d’abord que vous compreniez d’où je parle. Je ne suis pas un chercheur, mais voilà plus d’une vingtaine d’années que j’assiste le Patriarcat œcuménique dans sa mission de témoignage de la foi orthodoxe dans un monde qui a vécu des révolutions particulièrement profondes tant sur le plan politique, économique, éthique et spirituel. Je vous propose donc quelques une de mes observations à propos des effets de ces révolutions respectives sur la vie de notre Église.

Permettez-moi alors d’aborder quatre points qui me semblent parfaitement fondamentaux : 1. L’orthodoxie au tournant du 20e et du 21e siècle, 2. Les chrétiens d’Orient, 3. La diaspora orthodoxe et 4. Les enjeux du saint et grand concile de l’Église orthodoxe.

  1. L’orthodoxie au tournant du 20e et du 21e siècle

L’Église orthodoxe tout au long du 20e siècle et en ce début de 21e siècle a connu les bouleversements les plus profonds de son histoire. Certains experts abordent ces transformations sous l’angle géopolitique et ils n’ont pas tort, car la carte de l’orthodoxie mondiale a connu un affaiblissement à mesure qu’elle se fragmentait au gré des tensions internationales qui se sont cristallisées autour de séquences historiques que j’évoque rapidement : la Révolution russe (1917), l’échange des populations entre la Grèce et la Turquie (1923), le massacre des Oustachis (1942-1944), l’expansion du communisme dans les Balkans (1945), les tensions au Proche-Orient (à partir de 1948), l’invasion et la division de Chypre (1974), la guerre civile libanaise (1975), les conflits dans les Balkans (1991-2000), la chute de l’Union soviétique (1991), l’intervention en Iraq (2003), l’indépendance du Kosovo (2008), la guerre russo-géorgienne (2008), le printemps arabe (2010), la crise syrienne (2011) et plus récemment le conflit en Ukraine (2013).

Tous ces événements pourraient faire l’objet en soi de multiples conférences, ce dont je saurais vous faire grâce. En revanche, il est indispensable de souligner que le phénomène de fragmentation territoriale de l’Église orthodoxe — tout comme identitaire et symbolique — a profondément fait évoluer la capacité des Églises locales qui la composent à vivre le mystère de la communion ecclésiale sur lequel est fondé le principe de l’unité ontologique de l’Église. J’entends par là que la diversité des histoires et des réalités théologico-politiques de nos Églises a créé les conditions d’un certain estrangement intraorthodoxe auquel nous devons faire face.

C’est la raison pour laquelle la tenue du Saint et Grand Concile constitue un événement si important. Il manifestera au monde l’unité de l’Orthodoxie qui doit aujourd’hui apprendre à vivre et à intégrer sa pluralité à l’échelle mondiale et par conséquent panorthodoxe. Je le dis autrement : le principal défi de l’Orthodoxie du 3e millénaire est d’arriver à incarner le principe de synodalité (sobornost), dont nous sommes si fiers, à l’échelle non plus locale ou régionale, mais bien au niveau mondial. D’ailleurs, nombre de thèmes abordés par le Saint et Grand Concile sont liés à la dialectique entre synodalité et primauté.

Le système synodal et la primauté sont respectivement et communément des conditions sine qua non de la catholicité de l’Église. Cette approche permet sans doute aux orthodoxes d’évaluer la dimension proprement eucharistique de leur définition de la primauté par l’interdépendance du local et de l’universel, non pas uniquement comme une caractéristique géographique, mais comme un principe ontologique de l’Église. Par principe ontologique, j’entends l’actualisation de la présence véritable du Christ par une expression dogmatique juste dans la communauté, au sens de Saint Ignace d’Antioche. « Là où est l’évêque, que là soit la communauté, de même que là où est le Christ Jésus, là est l’Église catholique. » [2]  Michel Stavrou, professeur à l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge, à Paris, va plus loin en écrivant : « La catholicité exprimant la plénitude locale de chaque communauté eucharistique, les communautés ne s’additionnent pas entre elles, pas plus que les personnes divines ne s’additionnent ni que le Trois n’est la somme de chacun des Un, puisque chaque Un porte en lui les deux autres autant que lui-même »[3]. Dès lors, la synodalité ne peut être comprise comme une simple opposition à la primauté. Dans la synodalité, comme dans la primauté, la catholicité de l’Église, au sens de plénitude du Royaume à venir, est garantie. La catholicité de l’Église n’est donc pas une addition des Églises locales, mais une communion où, pour reprendre les mots du Métropolite de Pergame Jean Zizioulas : « l’universalité devient […] identique à la communion »[4]. La primauté est alors constitutive de la synodalité à tous ses niveaux. Il n’y a de synodalité sans primauté, ni de primauté sans synodalité. La reconnaissance d’une primauté universelle dans le cadre d’une synodalité planétaire est alors à différencier de la juridiction universelle d’un seul siège. En valorisant les Églises locales, à partir des sièges épiscopaux qui les constituent, une primauté synodale devrait être constituée en vue de la coopération de tous. L’exercice de la primauté, même universelle, se ferait dans la communion avec le reste de l’Église, des patriarches au plus humble fidèle. « À de telles conditions, écrit le Métropolite de Pergame, la catholicité de l’Église locale est respectée et en même temps l’unité et l’unicité de l’Église dans le monde sont garanties et manifestées. Un primus universel exerçant sa primauté de cette manière n’est pas seulement “utile” pour l’Église, mais constitue une nécessité dans une Église unifiée. »[5]

Je ne souhaite pas ouvrir une nouvelle boite de Pandore aujourd’hui. Vous êtes tous au courant de la problématique qui a surgi dans le sillage de la réunion dite de Ravenne (2007) lors de la publication du document conjoint de la Commission mixte internationale pour le dialogue théologique entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe. Cette question se pose aujourd’hui avec grande importance au sein de l’Orthodoxie. Aussi, je tiens à mettre en exergue le fait que grâce à l’avènement du Saint et Grand Concile, nous avons une chance unique d’approfondir notre compréhension de la communion des Églises dans leur rapport à la catholicité. Cette relecture est indispensable pour l’Église orthodoxe, mais elle est tout aussi importante pour les relations de cette dernière avec les autres Églises et confessions chrétiennes.

Si nous nous penchons quelques instants sur le règlement du Saint et Grand Concile, nous voyons apparaître, sous des traits assez techniques j’en conviens, des éléments de compréhension qui nous permettent d’envisager l’Église orthodoxe comme une communion des synergies ecclésiales. Je vous fais grâce de la lecture de l’ensemble du document, je m’arrêterais néanmoins sur la question du consensus, car, même si elle rend les négociations et les discussions difficiles, elle n’en est pas moins le point de départ et la reconnaissance d’une expérience proprement catholique. Il en va donc de la sauvegarde de l’ecclésiologie eucharistique. Ce travail avant tout théologique doit s’appuyer sur la vitalité de la recherche et des publications scientifiques. Le débat est donc toujours ouvert. Il avait d’ailleurs été déjà bien entamé en 1960 suite à la publication de l’ouvrage La primauté de Pierre dans l’Église orthodoxe, par les Pères Nicolas Afanassieff, Nicolas Kouloumzine, Jean Meyendorff et Alexandre Schmemann. J’attire aussi votre attention sur la récente parution, sous la direction de l’Archidiacre du Trône œcuménique John Chryssavgis, Primacy in the Church : The Office of Primate and the Authority of Councils (Volume 1), aux éditions Saint-Vladimir. Comment vivre une synodalité panorthodoxe ? Voilà la véritable épreuve de l’Église orthodoxe en ce 3e millénaire.

  1. Les chrétiens d’Orient

Le deuxième point que je souhaite aborder aujourd’hui est celui des chrétiens d’Orient, question à laquelle nos Patriarcats de Constantinople et de Moscou sont extrêmement attentifs.

Mon propos entend aller plus loin que le concert des doléances, certes capital pour mobiliser la communauté internationale, mais insuffisant pour répondre à la tragédie qui chaque jour offre un nouveau visage à l’horreur. Bien qu’il soit nécessaire de faire valoir l’indispensable mobilisation mondiale pour sauver les chrétiens d’Orient d’un destin funeste, nous devons nous demander ce dont leur disparition serait le nom. Cette tragédie est humaine. Elle est historique et civilisationnelle à la fois. La menace de leur disparition est donc globale et nous couperait tout d’abord de racines spirituelles indispensables à l’inspiration d’une époque traversée par des changements profonds.

À force d’être employée à tort et à travers, l’expression de « chrétiens d’Orient » a perdu de sa clarté, desservie par les représentations que l’Occident se fait d’eux. Il ne s’agit pas de représentants d’un christianisme rendu vulnérable par les contingences géopolitiques qui troublent toute une région. Nous ne pouvons pas les essentialiser dans leur faiblesse. En revanche, ils sont avant tout les héritiers de ce christianisme originel forgé dans les paysages de l’est de la Méditerranée, qui ont su par leurs traditions spirituelles, leurs spécificités linguistiques, leur génie culturel façonner ce que le christianisme mondial et contemporain est devenu. Certainement, l’expression de « chrétiens d’Orient » est-elle tributaire de l’émergence d’une « Question d’Orient » apparue au 19e siècle. Cette dernière marque de manière anticipée le regard biaisé que les puissances portent sur le système multicommunautaire hérité de l’Empire ottoman. Car les conditions du nationalisme ne s’y appliquent qu’artificiellement. Que l’on se prévale des modèles de Fichte ou de Renan, la fusion entre les identités ethno-religieuses et leur territoire forme un rapport à la diversité qui ne peut être calqué par analogie à celui de l’Europe.

En effet, la mémoire dont sont porteuses les communautés chrétiennes d’Orient, au premier titre desquelles le Patriarcat œcuménique de Constantinople, ainsi que de nombreuses Églises orthodoxes anciennes (les Patriarcats d’Alexandrie, d’Antioche et de Jérusalem), cette mémoire porte les traces d’une coexistence avec le monde musulman qui n’est plus acceptable aux yeux des fondamentalistes.

Comme l’ont fait remarquer de nombreux universitaires et spécialistes des chrétiens d’Orient, ces derniers sont des médiateurs dans le temps et dans l’espace des sociétés dans lesquelles ils se trouvent. Par médiateur, nous entendons qu’il existe une intelligence spontanée permettant des rapports pacifiés avec les sociétés majoritairement musulmanes dès lors que ces mêmes sociétés sont en capacité d’appréhender la modernité de leur pluralisme traditionnel. Les réactions à la modernité ont porté le radicalisme musulman à voir dans les communautés chrétiennes des vecteurs de sécularisation qu’amplifie l’altérité religieuse dont ils sont porteurs. Pourtant, ne sont-ils pas des natifs, pour ne pas dire des « naturels » de cette région ? La frontière religieuse agit alors comme une puissante limite imaginaire et symbolique souvent aussi forte que les démarcations politiques. Le futur des chrétiens d’Orient se trouve dans la sauvegarde de leur action médiatrice face au radicalisme de certains musulmans qui les voient comme des chevaux de Troie de l’Occident. Cette vision en revient à méconnaître la vie des chrétiens d’Orient et leur profond sens de la liberté, ainsi que leur formidable capacité de résilience.

L’autre difficulté dans la perception concrète du futur de ces communautés consiste dans la grande diversité des contextes. Cette diversité est proportionnelle à la seule évocation des pays et des communautés en question : Égypte, Syrie, Liban, etc., Coptes, Grec-Orthodoxes, Catholiques, Protestants, Syriaques, Chaldéens, Arméniens, Ethiopiens, etc. Les déclinaisons sont nombreuses et la mosaïque complexe. Aussi, devant ce nœud gordien de confessions, la réponse des puissances qui s’engageant aux côtés des chrétiens d’Orient ne peut se faire qu’au prix d’une prise en considération de leurs réalités, même lorsque celles-ci ne vont pas dans le sens des options politiques retenues.

Enfin, j’aimerais souligner qu’une solution politique au futur des chrétiens d’Orient profitera positivement aux relations interorthodoxes et interchrétiennes. Le Pape François, le 30 novembre 2014, à Istanbul, au centre du Patriarcat œcuménique, le jour de sa fête patronale avait en effet fait mention de « L’œcuménisme de sang » et les « souffrances » rédemptrices qui constituent une nouvelle réalité dans notre recherche de l’unité des chrétiens. La crise qui traverse le Proche-Orient peut servir de kairos œcuménique. Car dans le sang et les larmes se construit la conscience d’un destin commun propre à lever les souffrances de la séparation.

Je crois savoir que lors de la récente rencontre du Pape François et du Patriarche Kirill de Moscou, à Cuba, la question des chrétiens d’Orient était tout aussi centrale. Sachez que le Patriarcat œcuménique considère avec beaucoup d’intérêt le rapprochement de l’Église orthodoxe russe avec l’Église catholique romaine. En effet, la rencontre de Cuba s’inscrit parfaitement dans les initiatives bilatérales portées par le Patriarcat œcuménique. J’ai osé parler, dans le livre à quatre mains, rédigé avec le Cardinal Kurt Koch, président du Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, de « L’Esprit de Jérusalem » pour évoquer l’événement de 1964, qui a réuni le Pape Paul VI et le Patriarche œcuménique Athénagoras. Existe-t-il un « Esprit de La Havane » ? Certainement !

Je souhaiterais insister ici sur le fait que le Patriarcat œcuménique, fort conscient de son rôle historique, lié à l’ensemble des Églises orthodoxes engagées dans la région, en particulier, l’Église orthodoxe russe, interpelle la communauté internationale à agir conformément au droit international pour que les chrétiens d’Orient ne deviennent pas seulement un chapitre dans les manuels d’histoire racontant leur inexorable disparition. Les chrétiens d’Orient sont les « pierres vivantes » d’une région qui a forgé son histoire dans le pluralisme des échanges et des contacts commerciaux, mais aussi intellectuels et surtout spirituels. Ils sont des médiateurs dans la région, ils sont nos médiateurs dans le temps. Leur persistance dans la région est donc un enjeu spirituel essentiel pour l’Église orthodoxe en général et pour toutes les composantes religieuses du Moyen-Orient.

  1. La diaspora orthodoxe

Le troisième point que j’aimerais aborder avec vous aujourd’hui est celui de la diaspora. Il ne vous aura pas échappé que l’Orthodoxie depuis le début du 20e siècle sort de ses frontières proprement canoniques. Ce glissement géographique, provoqué par la constitution de flux migratoires de populations orthodoxes partant vers l’Occident a été à la fois un défi pour notre identité spirituelle et une chance pour le renouvellement théologique. De l’Institut de Théologie Orthodoxe Saint-Serge, fondé dans les années 1930 à Paris par l’immigration russe, à l’Institut Saint Vladimir près de New York, en passant par les instituts de formations et centres de recherches orthodoxes en Suisse, en Belgique, en Angleterre, sans parler des nombreuses coopérations universitaires aux Etats-Unis, à Fordham par exemple, le centre de gravité théologique de notre Église s’est déplacé. Et en ce déplaçant, il a créé de nouvelles conditions de collaboration interorthodoxes. Souvent comprise comme un espace de compétition juridictionnelle, la « diaspora », avec le sens qu’on lui connaît, est une chance pour nos Églises. Elle est un lieu d’échange, de coopération, de fermentation théologique et surtout de témoignage de la communion qui unit les Églises orthodoxes.

Depuis plus d’une dizaine d’années, j’assure la présidence de l’Assemblée des Évêques Orthodoxes de France (AEOF). Nous sommes aujourd’hui une dizaine d’évêques issus de dix Églises locales orthodoxes. Je dois vous dire que même si la tâche n’est pas facile, elle est grandement enrichissante. L’AEOF a été créée en 1997 à la suite de la transformation du Comité interépiscopal orthodoxe (constitué dès 1967). L’AEOF a pour but de : « de manifester l’unité de l’Église orthodoxe en France et de maintenir, préserver et développer les intérêts des communautés relevant des diocèses orthodoxes canoniques de ce pays » (art.3 des statuts de 1997). La mission de l’AEOF s’inscrit plus largement dans un processus de régulation des relations interecclésiales dans la diaspora dans le cadre des réflexions préparatoires à la tenue d’un concile panorthodoxe. Aussi, dans sa décision de juin 2009, la 4e conférence panorthodoxe préconciliaire a notamment décidé que : « pour la période transitoire où la solution canonique de la question sera préparée, soient créées […] des “Assemblées épiscopales” réunissant tous les évêques reconnus canoniques de cette région, qui continueront à être soumis aux mêmes juridictions canoniques qu’aujourd’hui. Ces assemblées seront composées de tous les évêques de chaque région, qui se trouvent en communion canonique avec toutes les très saintes Églises orthodoxes et seront présidées par le premier parmi les prélats relevant de l’Église de Constantinople et, en l’absence de celui-ci, conformément à l’ordre des diptyques… » (art.2, a-b).

 Il faut bien avouer que malgré le compromis canonique inhérent à la constitution de ces Assemblées épiscopales, l’existence d’une telle structure, bien que temporaire, est une chance pour nos Églises. Nous sommes tous des communautés minoritaires en Occident. Notre destin est donc lié, de même que nous sommes liés par ce que Saint Paul appelle : « le corps est un, et pourtant il a plusieurs membres : mais tous les membres du corps, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps, il en est de même du Christ. » (1 Co 12, 12)

La diaspora est d’autant plus importante qu’elle a même servi, à mon plus grand regret, de levier de pression dans le différend qui oppose encore aujourd’hui les Patriarcats d’Antioche et de Jérusalem. Il ressort de cette séquence que je mentionne sans intention de la commenter, car d’importantes discussions sont actuellement en cours, la centralité de la diaspora dans les relations panorthodoxes. Ces points de contacts objectifs permettent de fluidifier nos rapports, la connaissance que nous avons de nos Églises sœurs et de leurs traditions. Est-ce à dire, comme le pensait jadis le Métropolite de Smolensk aujourd’hui Patriarche, dans son livre L’Évangile et la Liberté (Cerf, Paris 2006), qu’il faut souhaiter l’instauration d’Église locale orthodoxe en contexte de diaspora ? C’est en tout cas la réponse la plus logique à l’ecclésiologie eucharistique dont est héritière notre Église. Je ne crois pas néanmoins que cela advienne du jour au lendemain. Je le vois de très près au quotidien, nos Églises et les communautés qui en dépendent, n’ont pas encore la maturité nécessaire pour faire ce pas. Une longue période de croissance dans l’Esprit-Saint est encore devant nous. Des jalons importants ont été posés. Il convient que fidèles, communautés paroissiales, monastères et évêques s’en approprient la destinée historique. Dans le texte qui sera présenté au Saint et Grand Concile portant sur l’autonomie, il est notamment fait référence à la Diaspora : « Dans le domaine de la Diaspora orthodoxe, des Églises autonomes ne sont créées qu’après consensus panorthodoxe, obtenu par le Patriarcat œcuménique selon la pratique panorthodoxe en vigueur. »

  1. Les enjeux du saint et grand concile de l’Église orthodoxe

Mon quatrième et dernier point à propos de l’état des relations interorthodoxes porte sur le Saint et Grand Concile en lui-même. En effet, j’ai évoqué dans mon introduction la fragmentation territoriale de l’orthodoxie. Mais cette dernière n’a pas eu pour effet la diminution, comme d’aucuns pourraient le croire, du nombre de baptisés. Bien au contraire, l’orthodoxie mondiale continue à voir sa démographie augmentée en passant de 124 923 000 au début du 20e siècle à 274 447 000 croyants en 2010, selon Antoine Arjakovsky, directeur de recherche au Collège des Bernardins, à Paris. Aussi, la perspective d’un Saint et Grand Concile, remontant aux premières décennies du 20e siècle, répond bien à la double réalité que je mentionnais tout juste, au croisement des reconfigurations territoriales et des trajectoires démographiques. Il ne s’agit donc pas seulement de manifester l’unité de l’Orthodoxie, mais aussi de rester au contact d’une Histoire, en tant que phénomène, qui trop souvent aujourd’hui tend à reléguer dans ses marges, le fait religieux. La sécularisation de l’Histoire est donc une déformation du regard sur le réel, une transformation des mémoires tout comme un changement des valeurs par lequel l’écriture de la vocation spirituelle de l’humanité s’efface au profit du matérialisme consumériste dont nous sommes les acteurs malgré nous.

Aussi, je crois très sincèrement que même si les 6 textes à l’ordre du jour du futur Concile (à savoir : 1. Le sacrement du mariage et ses empêchements ; 2. L’importance du jeûne et son observance aujourd’hui ; 3. Les relations de l’Église orthodoxe avec l’ensemble du monde chrétien ; 4. L’autonomie et la manière de la proclamer ; 5. La mission de l’Église orthodoxe dans le monde contemporain et 6. La diaspora) ne répondent pas parfaitement aux questions que les fidèles nous posent, il existe néanmoins une manière de les lire pouvant satisfaire leurs interrogations. Je veux dire par là que le temps de l’Église n’est pas celui de nos sociétés qui font aujourd’hui face à une accélération de l’Histoire. La multiplication des événements, leur enchaînement rapide, les tentatives désespérées de l’État de rester à l’écoute de sociétés que traversent des révolutions identitaires, morales aussi bien qu’économiques ou politiques, accroissent le sentiment de décalage. Je le redis le temps de l’Église n’est pas le temps de l’Histoire, mais il ne dédouane pas cette première d’en être parfaitement absente. Au contraire, la somme de connaissance transmise par l’alliance de la foi et de la raison dans l’Orthodoxie, rend bien compte de l’universalité de son message tant au niveau géographique que diachronique. L’Orthodoxie est synonyme de la vie de l’Église. Elle est identique à l’Église en tant que prolongement de l’œuvre salvifique du Christ dans le monde.

La lecture attentive des documents qui seront portés à l’attention du Concile démontre parfaitement la grande actualité des sujets traités, même si les intitulés ne le mettent pas suffisamment en valeur. Ainsi, le document sur le mariage pose-t-il la question de la famille et de sa vocation. De son côté, la réaffirmation du jeûne et son observance aujourd’hui est une condamnation à peine voilée d’un libéralisme économique sans limites. Je vous en cite un passage : « Le repentir sans jeûne est sans valeur (Basile le Grand, De jejunio, 1, 3, PG 31, 168 A), tout comme le jeûne sans la bienfaisance est nul ; notamment à notre époque où la répartition inégale et injuste des biens va même jusqu’à priver des peuples entiers de leur pain quotidien. Frères, en jeûnant corporellement, jeûnons aussi en esprit, délions toute chaîne d’iniquité, brisons les liens de nos violentes passions, déchirons tout injuste contrat, donnons du pain aux affamés et recevons les sans-logis (Stichère du mercredi de la 1ère Semaine du Grand Carême. Cf. Es. 58, 6-7). » Le document portant, de son côté, sur « La mission de l’Église orthodoxe dans le monde contemporain » est perfectible, mais il n’en demeure pas moins l’un des plus importants, notamment en temps de conflits, comme nous en connaissons aujourd’hui. Il reprend d’ailleurs des pistes envisagées par les Fondements de la doctrine sociale de l’Église Orthodoxe russe (2000). Le texte se conclut de manière magistrale sur la voix prophétique de l’Église : « 15. À l’époque contemporaine, comme de tout temps, la voix prophétique et pastorale de l’Église s’adresse au cœur de l’homme et l’exhorte, avec l’apôtre Paul, à adopter et vivre “tout ce qui est noble, juste, pur, digne d’être aimé, d’être honoré” (Ph 4,7), l’amour sacrificiel de son Seigneur crucifié, la seule voie vers un monde de paix, de justice, de liberté et d’amour entre les hommes et les peuples. » J’ai mentionné les questions de l’autonomie et de la diaspora un peu plus tôt. Je n’y reviens donc pas.

Il me reste à envisager le document sur « Les relations de l’Église orthodoxe avec le reste du monde chrétien ». Ce texte a fait l’objet, comme vous le savez, de nombreuses réécritures et l’Église de Géorgie a récemment fait savoir qu’elle ne l’approuverait pas. Il y a plusieurs dimensions dans ce texte qu’il faut prendre en compte. Tout d’abord, à l’heure de la mondialisation, il est parfaitement impossible d’éviter de dialoguer avec les autres communautés chrétiennes. Si nous dialoguons avec elles, il est tout aussi impossible de ne pas œuvrer en faveur du rétablissement du lien de communion qui fait tant défaut à l’unité de tous les chrétiens. Or, le dialogue œcuménique constitue un point de cristallisation qui nous parle de l’état des relations interorthodoxes. Certaines Églises orthodoxes, que je ne nommerai pas, tendent à s’isoler dans leur conservatisme. Pour autant, la tension n’a pas lieu entre conservatisme et libéralisme. Il s’agit bien plus de penser la Tradition, en tant que phénomène de transmission, dans sa capacité à créer de l’exclusion au sein d’une seule et même Église. Ce type de conservatisme exclusiviste est multifactoriel et peut s’expliquer à la fois comme une réaction à la sécularisation, mais aussi en tant qu’opposition au relativisme moral et dogmatique, une fusion du théologico-politique, le manque d’exposition au pluralisme, etc. Il ne faudrait pas pour autant que des tendances contradictoires ne puissent plus cohabiter dans l’Orthodoxie, si tant est qu’elles ne relativisent pas la vérité de la foi. Ce n’est d’ailleurs nullement l’attitude des acteurs orthodoxes dans le contexte œcuménique pour qui la communion eucharistique doit se faire sur la base d’une pleine communion de foi. Enfin, un texte sur l’œcuménisme n’en revient pas uniquement à définir les contours ecclésiaux de l’autre, mais il s’agit d’une véritable élaboration ecclésiologique qui a donné par le passé les travaux fondamentaux d’un Archiprêtre Nicolas Afanasieff ou encore d’un Métropolite Jean de Pergame, pour ne citer que ces deux-là. Paradoxalement, l’ecclésiologie eucharistique, le renouveau patristique, la communion fréquente, jusqu’au réveil monastique contemporain, sont tous liés de près ou de loin aux contacts que l’Orthodoxie entretien avec les autres Églises et confessions chrétiennes, dans un mouvement d’interrogation constante de sa propre identité spirituelle.

***

Ce tour d’horizon ne saurait être complet si je n’abordais pas la question de la protection de la création. Il y a ici un espace de collaboration interorthodoxe que nous n’avons encore que trop peu investigué.

Comme le Patriarcat œcuménique ne cesse de le répéter depuis des décennies avec les autres chrétiens, la protection de l’environnement doit être un objectif commun. Je crois savoir que le Patriarche Kirill y est lui aussi très attaché. Sa récente visite en Antarctique, j’en suis certain, n’a pu qu’en accroître l’intérêt. En effet, reconnaître la marque du divin dans l’ensemble de la création, de l’image de Dieu dans l’humanité et du sceau du sacré dans la nature doivent nous pousser à prendre soin de notre monde. En d’autres termes, la manière dont nous traitons la nature et la biodiversité de la création est directement liée au traitement de notre prochain.

Par conséquent, une spiritualité écologique orthodoxe doit être une spiritualité de conversion. Par conversion, il faut comprendre la transformation de l’être intérieur comme le point de départ d’un changement extérieur. Les scientifiques mettent inlassablement en avant la nécessité d’une mutation radicale de nos modes de vie afin de limiter les actions polluantes qui influent sur les changements climatiques. Il s’agit ici d’une réalité que l’orthodoxie appelle « metanoia », un retournement tout entier de l’être. Ce dernier encourage, dans la tradition patristique des Pères du désert — ces spirituels qui ont forgé à travers des siècles d’expérience ascétique — un regard transparent sur l’humanité. C’est précisément cette vision qu’envisageait saint Isaac le Syrien, un mystique du 7e siècle, lorsqu’il considérait comme but de la vie spirituelle l’acquisition « d’un cœur miséricordieux qui brûle d’amour pour la création tout entière… pour toutes les créatures du Dieu ».

Je crois que vous avez parfaitement senti la convergence fraternelle que j’ai tenté de souligner entre le Patriarcat œcuménique et l’Église orthodoxe russe. D’aucuns souhaiteraient que nous nous affrontions. Mais il n’en est rien. Certes, nous avons des opinions différentes sur certains sujets et cela est parfaitement sain pour l’Église orthodoxe afin de garantir que le lien de communion qui nous unit se fasse dans le respect de notre diversité.

Aussi, souhaiterais-je conclure ma modeste intervention en vous citant ces mots importants de Son Éminence, le Métropolite Hilarion de Volokolamsk et qui résonne à l’unisson de ce que j’ai souhaité vous dire aujourd’hui : « Au seuil du 21e siècle, l’orthodoxie demeure une tradition spirituelle vivante, ne donnant aucun signe d’affaiblissement, de vieillissement et d’extinction. L’Église orthodoxe vit pleinement sa spiritualité, elle aide des millions d’hommes par le monde entier à trouver un sens à la vie, les sauvant de l’impasse et de la dépression, leur ouvrant les portes de la vie éternelle et le chemin du Royaume des cieux. »[6]

Enfin, je suis personnellement convaincu que les synergies au niveau panorthodoxe, la proximité fraternelle de nos Églises et à terme la tenue du Saint et Grand Concile de l’Église orthodoxe, en ouvrant les portes de nos Églises, ouvriront d’autant plus les portes de cette vie éternelle à laquelle nous aspirons tous.

 


[1] Conférence présentée dans le cadre du Saint Cyril and Methodius Theological Institute of Post-Graduate Studies, Moscou, 11 mars 2016. Seul le texte prononcé fait foi.

[2] Lettre aux Smyrniotes, 8,2

[3] STAVROU, Michel, « La catholicité de l’Eglise », Contacts, 180(1997), p.347

[4] ZIZIOULAS, Métropolite Jean de Pergame, L’Eglise et ses institutions, Cerf, Paris, 2011, p.221

[5] Ibid., p.228

[6] Evêque Hilarion Alfeyev, L’Orthodoxie, Cerf, Paris, 2009, p.280